vendredi 4 avril 2008

[Présent] Yves Chiron - Rémi Fontaine : Frère Roger, le fondateur de Taizé



Frère Roger, le fondateur de Taizé
Entretien avec Yves Chiron

— Comment avez-vous été amené à consacrer une biographie à Frère Roger, le fondateur de Taizé, qui est une grande figure de l’œcuménisme ?

— Lorsque’au début des années 1990, je menais des recherches pour une biographie de Paul VI, j’ai trouvé trace dans ses relations, dès la fin des années quarante, les deux fondateurs de Taizé, les pasteurs calvinistes Roger Schutz et Max Thurian. Je suis alors allé à Taizé, en visiteur, et je suis entré en relations épistolaires avec Max Thurian qui, depuis quelques années, s’était converti au catholicisme et avait été ordonné prêtre par l’archevêque de Naples.

Par la suite, j’ai continué à m’intéresser à l’histoire de Taizé. L’événement qui m’a incité à reprendre mes recherches a été la communion donnée à Frère Roger le jour des obsèques de Jean-Paul II par le cardinal Ratzinger. Si le futur Benoît XVI a donné la communion catholique au fondateur de Taizé, c’est qu’il jugeait, en conscience, que c’était possible. L’image a été retransmise dans le monde entier et a stupéfait beaucoup de monde, y compris nombre de cardinaux. Comment celui qu’on considérait encore comme un pasteur protestant a-t-il pu recevoir la communion catholique ? Le cardinal Barbarin m’a écrit qu’aussitôt après la cérémonie il a interrogé le cardinal Kasper, Préfet du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, le mieux placé pour connaître la situation de Frère Roger. Le cardinal Kasper lui a répondu : « Il est formellement catholique. »

Que signifie l’expression ? J’ai cherché à en savoir plus. J’ai interrogé l’évêque d’Autun, qui m’a fait part de ce qu’il savait et de ce qu’il avait appris de Frère Roger lui-même : à savoir que depuis 1972, le fondateur de Taizé communiait, exclusivement, à l’Eucharistie catholique. J’ai interrogé Frère Alois, le successeur de Frère Roger comme prieur de Taizé, j’ai interrogé le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens. Et j’ai publié les premiers résultats de mes recherches dans Aletheia, en 2006. Relayées par Le Monde, mes informations ont suscité une controverse considérable, qui s’est étendue dans plusieurs pays. Frère Alois, dans une interview, et Mgr Daucourt, évêque de Nanterre, chargé de l’œcuménisme au sein de l’épiscopat français, dans un communiqué, ont contesté mes conclusions sur la « conversion » de Frère Roger.

D’où le projet de rédiger une biographie complète. J’ai exploré de nombreuses archives diocésaines et œcuméniques, en France et en Suisse, et aussi des archives civiles qui m’ont appris beaucoup de choses. J’ai interrogé des membres de la famille de Frère Roger, des frères ou d’anciens frères de la Communauté, des familiers de Taizé.

Une bonne partie de ce qui a été écrit, jusqu’ici, sur Taizé et son fondateur relève de la légende dorée. J’ai voulu regarder derrière le rideau, sans créer pour autant une légende noire.

— Du protestantisme au catholicisme : pouvez-vous résumer brièvement l’itinéraire de ce « passeur de frontières » ?

— Le fondateur de Taizé est né en Suisse, fils et petits-fils de pasteurs calvinistes. Mais son grand-père maternel, qui était français, était né catholique. Il était entré au séminaire et avait reçu les ordres jusqu’au sous-diaconat. Au moment du concile Vatican I, il a refusé le dogme de l’infaillibilité pontificale et a rejoint le schisme des Vieux-Catholiques. Il est devenu prêtre vieux-catholique puis il est passé au protestantisme évangélique où il est devenu pasteur. Dans ses nombreux écrits, Frère Roger n’a jamais parlé de ce grand-père catholique, le sujet était tabou à Taizé. Et pourtant le fait me semble très éclairant pour comprendre le parcours de Frère Roger. En quelque sorte, il a accompli le chemin inverse de son grand-père.

Le jeune Roger Schutz voulait devenir écrivain. Il a essayé. Puis, il s’est résolu à faire des études de théologie et à devenir pasteur. Dès ses études, il a eu le projet d’une communauté. Il s’est installé à Taizé, en 1940. Un embryon de communauté est né en 1942. Une communauté monastique protestante était une grande nouveauté dans le paysage protestant français. Et l’on peut dire que Taizé a connu autant de réticences et de critiques de la part des protestants (notamment réformés) que du côté catholique. Le fondateur, Roger Schutz, a trouvé en Max Thurian, pasteur lui aussi, le théologien, l’alter ego, qu’il lui fallait.

La communauté de Taizé, y compris dans son nom, a été longtemps en recherche. D’où des relations tous azimuts. A Rome, ils sont reçus dès 1949, au plus haut niveau. Pie XII recevra deux fois, en audience privée, les deux fondateurs de Taizé, indication, si nécessaire, que Pie XII n’était pas fermé à tout « dialogue » avec les non-catholiques ; il recevra d’autres personnalités protestantes.

Taizé, dans les années cinquante et jusqu’à la fin du concile Vatican II, est une communauté œcuménique (avec des frères de différentes confessions, mais il n’y a pas encore de catholiques) et qui prend des initiatives parfois spectaculaires en matière œcuménique. Un des grands événements de la vie de Frère Roger est la participation au concile Vatican II. Avec Max Thurian, il figure parmi les nombreux « observateurs » non catholiques invités à assister au concile. Ils seront présents aux quatre sessions (1962-1965). L’influence a été à double sens : leur présence quotidienne, les relations personnelles qu’ils se sont ingénié à entretenir avec un nombre incalculable d’évêques du monde entier, la participation de Max Thurian à la rédaction de certains textes conciliaires montrent une influence certaine de Taizé sur une large portion de l’Eglise catholique. Mais, en retour, Roger Schutz et Max Thurian ont été marqués, influencés eux aussi par le catholicisme et Vatican II.

Dans les années suivantes, par ses déclarations sur le Magistère pontifical, par l’entrée de frères catholiques dans la communauté, par la communion catholique reçue à partir de 1972, Frère Roger s’éloigne du protestantisme. On pourrait ajouter d’autres faits d’importance : depuis la fin des années cinquante, il ne célèbre plus le culte protestant et depuis cette même date – et jusqu’à sa mort – il se confesse à un prêtre catholique. J’ai pu dresser la liste de ses confesseurs successifs. Un des derniers d’entre eux, mort en 2002, était un vieux prêtre, en soutane, très traditionnel.

— A côté d’une forme indéniable de « sainteté », la vie de Frère Roger (comme celle de Mgr Escriva ou celle de Mère Teresa dans une très moindre mesure) suscite certaines interrogations et fait l’objet de controverses par ce qu’on appelle une certaine « hétéropraxis », voire une certaine hétérodoxie, sur quelques points nouveaux relativement au passé. Quelle est votre position à ce sujet ?

— Je ne m’aventurerai pas, ici, à m’exprimer sur Mgr Escriva ou Mère Teresa (avec laquelle Frère Roger a été très lié). Je crois que, concernant Frère Roger, deux points demeurent en question. Il était « formellement catholique » nous dit le cardinal Kasper ; Frère Alois et Mgr Daucourt refusent le terme « conversion » à son sujet. D’origine protestante, formé et consacré comme pasteur, peut-on devenir « catholique » sans « conversion » ? Depuis une quarantaine d’années, la cérémonie d’abjuration n’existe plus dans sa solennité. Ce qui est demandé à un protestant qui devient catholique, c’est une confession sacramentelle, une profession de foi catholique et la communion à l’eucharistie catholique qui devient, ainsi, le signe visible de son appartenance à la communion ecclésiale catholique.

Le drame de l’Eglise catholique est d’avoir favorisé, parallèlement, ce qu’on appelle l’hospitalité eucharistique : la communion catholique donnée à des non-catholiques, dans certaines conditions. Dans le cas de Frère Roger, il s’est bien agi d’une communion catholique, exclusive de tout autre, et non d’une simple hospitalité eucharistique.

Mais, sa conception de l’Eglise pose encore question. L’ « Eglise universelle » sur laquelle il a tant écrit, était-elle bien identifiée par lui à l’Eglise catholique romaine, je n’en suis pas sûr. Il avait une vision plus large de l’Eglise, qui lui venait du mouvement suisse romand protestant « Eglise et liturgie », et qui était répandue par d’autres théologiens protestants (Jean de Saussure, par exemple) : une Eglise universelle, qui dépasserait les confessions, les dénominations. L’originalité de Frère Roger, qui a été critiquée et refusée par nombre de protestants, a été de considérer que le Pape devait être le centre de cette Eglise universelle. Pour autant, sa vision de l’Eglise ne correspond pas complètement à la doctrine catholique de l’Eglise.

— Dans ce travail de bénédictin que constitue cette importante biographie insérée dans l’histoire de l’Eglise et de sa crise contemporaine, avez-vous vous-même évolué, appris des choses importantes celées au premier abord ? Qu’est-ce qui vous touche le plus dans la vie de Frère Roger ?

— Rejeter dans les ténèbres extérieures de l’Eglise Frère Roger et Taizé me semble une attitude simpliste. L’itinéraire de Frère Roger est, en un certain sens, admirable. Il a cherché, sincèrement, même si, dans ses relations avec les catholiques comme avec les protestants, il a agi non sans habileté. Après le concile Vatican II, plus que nombre d’évêques français, il a perçu la crise de l’Eglise, le désarroi de ce qu’on appelait les « intégristes ». Il a introduit des chants en latin à Taizé parce que le latin était abandonné dans la plupart des églises de France. A propos de la nouvelle messe, il a dialogué avec Jean Madiran, la revue Itinéraires a publié leur correspondance.

Chez Frère Roger, un certain goût pour le secret ou la discrétion s’alliait, paradoxalement, à un grand don dans l’art du faire-savoir, pour ce que Taizé voulait faire savoir. Ce sont les aspects irritants d’une personnalité complexe, sincère. On lui doit aussi d’avoir compris très tôt, dès le milieu des années soixante, que la jeunesse commençait à traverser une crise profonde. Mai 68 en a été une des manifestations les plus spectaculaires, et grotesques. A cette crise de la jeunesse, Frère Roger et Taizé vont chercher à apporter des réponses. Ce seront successivement le « Concile des Jeunes » (qui fut largement un échec malgré son succès numérique) puis les Rencontres européennes de la jeunesse qui sont parfois, aujourd’hui, des Rencontres mondiales. Progressivement, Taizé a mis en œuvre une pédagogie spirituelle à destination de la jeunesse, une pédagogie d’accompagnement. On peut juger très minimaliste l’enseignement que dispense Taizé dans ces grands rassemblements, mais des milliers de jeunes découvrent ou redécouvrent le silence et la prière. Certes ce n’est pas suffisant, mais ce n’est pas rien.

Propos recueillis par Rémi Fontaine


• Yves Chiron, Frère Roger. Le fondateur de Taizé, Perrin, 2008, 415 pages, Prix : 21,50€, ISBN : 978-2-262-02623-3
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Article extrait du n° 6563 de Présent, du Samedi 5 avril 2008, p.8