[Présent] En attendant saint Thomas – par Yves Chiron - 24 janvier 2009
Le père dominicain Jean-Pierre Torrell, qui est un des maîtres d’œuvre du renouveau thomiste dans l’édition depuis les années 1980, raconte qu’à l’époque de sa formation dominicaine, dans les années 1950 (soit les dernières années du pontificat de Pie XII), l’étude de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin constituait la part essentielle du cursus : « Semaine après semaine, à raison de cinq heures de théologie dogmatique (Ia et IIIa Pars) et cinq heures de théologie morale (IIa Pars), chaque semaine pendant quatre ans, nous avons étudié Thomas dans le texte » (Confessions d’un “thomiste“, p. 46).
Même pas une génération plus tard, dans la deuxième moitié des années 1960, selon le témoignage d’un autre dominicain, le Père Jean-Miguel Garrigues, dans les mêmes couvents dominicains, la phénoménologie, Heidegger, les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) sont davantage étudiés que saint Thomas d’Aquin. Le P. Garrigues avoue que durant ses années de théologie, il n’a jamais étudié la partie morale de la Somme théologique (cf. Présent, 27/9/2008).
Un évêque dominicain, de la même génération que le P. Garrigues, confirme la chose pour les années suivantes, les années 1970. Il s’agit de Mgr Bruguès, celui que Jean Madiran a interpellé dans La Trahison des commissaires (Via Romana, 2008, 3e édition revue et augmentée), et qui a été promu secrétaire de la Congrégation pour l’éducation catholique. Dans une conférence à l’Angelicum, Mgr Bruguès a reconnu qu’ « après mai 68 [même avant, si l’on se réfère au P. Garrigues], la théologie morale, du moins en France, était tombée dans un état profond d’abandon. Pendant deux ans, les séminaristes de Toulouse n’ont reçu aucun enseignement dans cette matière, réputée si ingrate et ennuyeuse qu’on ne trouvait personne disposé à l’enseigner ».
Dans les années 1970, dit encore Mgr Bruguès, qui commença à cette époque à enseigner la morale, « l’idée même de faire référence aux maîtres de la Tradition provoquait chez eux [les étudiants en théologie et les séminaristes] des réactions allergiques. Impossible ne serait-ce que de prononcer le nom de Thomas d’Aquin, sous peine de les voir tous se boucher les oreilles. »
Quand, dans ces années fin 1960-1970 – c’est-à-dire les années de l’après-concile –, des analystes et des commentateurs se scandalisaient de cette déliquescence de l’enseignement théologique, les médias catholiques et nombre d’évêques les traitaient de « réactionnaires », d’ « intégristes » et de « prophètes de malheur »…
Où en est-on ?
Mgr Bruguès nous dit que le retour de saint Thomas, pour la théologie morale, s’est fait à l’occasion de la rédaction du Catéchisme de l’Eglise Catholique, donc au début des années 1990. La troisième partie, sur la morale générale, commence, comme dans la Somme théologique, par la création de l’homme à l’image de Dieu puis, l’exposé de la morale personnelle, à l’initiative de celui qui était encore le cardinal Ratzinger, a été à nouveau établi à partir du décalogue, « chacun des dix commandements devant s’accomplir dans les vertus morales et théologales ». Mgr Brugès estime : « L’enseignement de la théologie morale à partir des grandes intuitions du thomisme a donc encore un brillant avenir devant lui. »
Le retournement ou le retour est pourtant loin d’être généralisé. Le P. Torrell, dans ses toutes récentes Confessions d’un “thomiste“, déjà citées, reconnaît : « Thomas est quasiment inconnu dans la littérature théologique spécifique, et le thomisme demeure pratiquement absent de pays entiers où il était autrefois florissant. […] Au moment même où nous n’avons jamais été mieux équipés pour cela, Thomas n’est plus étudié directement dans le texte par les théologiens. S’il l’est encore, c’est par une infime minorité et en quelques lieux relativement rares. » En d’autre termes, la belle forêt éditoriale thomiste (cf. Présent du 19/10/2008) ne doit pas cacher le quasi-désert de son étude concrète dans les couvents d’étude, les séminaires et les facultés de théologie.
Le P. Torrell regrette aussi « l’absence d’un manuel d’introduction à l’ensemble de la théologie de saint Thomas » (p. 69). Il nous dit encore, presque incidemment : « il est regrettable que le Concile [il veut dire le concile Vatican II], qui recommandait d’étudier Thomas [il veut dire saint Thomas d’Aquin] de préférence aux autres théologiens, n’ait pas été mieux suivi sur ce point » (p. 71).
Le problème vient, justement, de ce qu’il ne s’agissait d’une « recommandation » et non d’une injonction argumentée. Il faudrait peut-être quelque acte plus solennel d’une autorité, la Congrégation pour l’Education catholique par exemple, pour rétablir la pensée de saint Thomas comme norme de l’enseignement théologique.
Yves CHIRON
Jean-Pierre Torrell, Théologie et spiritualité suivi de Confessions d’un « thomiste », Cerf, 75 pages.