samedi 8 novembre 2008

[l'Homme Nouveau] Frère Roger, un personnage enigmatique

L’Homme nouveau, n° 1432, 8 novembre 2008
Propos recueillis par Philippe Maxence
Loin des légendes, la biographie historique de Frère Roger par Yves Chiron s’appuie sur des archives, des rencontres de témoins privilégiés qui la rendent à la fois crédible et digne d’intérêt. Portrait insolite du fondateur de Taizé devenu « formellement catholique ».

Vous avez publié récemment une biographie de Frère Roger, qui renouvelle profondément le sujet et qui semble avoir été un peu occultée. Est-ce votre sentiment ?
Ce livre sur Frère Roger est la première biographie historique qui lui soit consacrée. Il existe de nombreux livres sur Frère Roger, mais il relève soit du témoignage soit de la « légende dorée ». J’ai voulu faire œuvre d’histoire, c’est-à-dire rechercher les documents (dans les archives) et les confronter aux témoignages que j’ai pu recueillir. D’où des investigations nombreuses dans les archives diocésaines (Lyon et Fribourg), dans les archives du Conseil Œcuménique des Eglises à Genève, et dans d’autres archives.
Cette biographie de Frère Roger a, en fait, été occultée par une grande partie de la presse. Des publications catholiques comme La Croix ou La Vie n’en ont pas parlé (juste une référence de bas de page dans le quotidien de la rue Bayard). Le Monde, qui est pourtant à l’origine du livre en quelque sorte par l’article retentissant qu’il a consacré aux premiers résultats de mes recherches sur le sujet, n’a pas parlé non plus du livre.
En revanche, des publications catholiques et plusieurs publications protestantes (notamment l’hebdomadaire Réforme) ont recensé favorablement l’ouvrage. L’accueil de certains réseaux de librairies comme les traductions en cours (Italie et Allemagne) sont réconfortants.
La question de la conversion de Frère Roger au catholicisme a rebondi cet été après un entretien accordé par le cardinal Kasper à L’Osservatore romano (15 août 2008). Vous en avez parlé à nouveau dans votre lettre d’informations religieuses (16 rue du Berry 36250 Niherne) Aletheia. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le cardinal Kasper avait dit au cardinal Barbarin, alors que le fondateur de Taizé était encore vivant : « Frère Roger est formellement catholique ». C’est le cardinal Barbarin qui, dans une lettre, m’a rapporté ce propos.
La Communauté de Taizé rejette le mot de « conversion » et ne veut pas être identifiée comme une communauté « catholique » ni définir l’identité religieuse de son fondateur. Dans son récent entretien à L’Osservatore romano, le cardinal Kasper évite désormais le qualificatif de « catholique ».
Pourquoi finalement son passage au catholicisme n’a pas eu la même clarté que celui de son ami Max Thurian ?
Ni chez Frère Roger ni chez Max Thurian, il n’y a eu de conversion soudaine, il y a eu, comme vous le dites un « passage », qui a été progressif. Sur des points de doctrine aussi importants que la présence réelle dans l’eucharistie, la primauté de l’ « évêque de Rome » et de son ministère d’unité ou la réalité du sacrement de la confession, il y a eu, chez les deux hommes, une évolution parallèle, même si elle a emprunté des chemins différents.
Mais si Max Thurian est allé jusqu’au bout de cette évolution spirituelle et doctrinale en devenant prêtre catholique, Frère Roger n’a pas voulu diviser la communauté dont il était le fondateur et le prieur, il a eu peur aussi de peiner ses amis protestants. Il n’a pas officialisé sa communion de foi avec l’Eglise catholique. Les autorités catholiques l’encourageaient dans ce sens.
Dans votre biographie, vous retracez notamment l’itinéraire du grand-père de frère Roger. En quoi est-ce important pour éclairer sa possible conversion au catholicisme ?
C’est un des sujets tabous de Taizé. Frère Roger a évoqué son père pasteur, la lignée de pasteurs dont est issue sa mère. Mais jamais, dans ses écrits ou ses conférences, il n’a évoqué l’itinéraire particulier de son grand-père maternel qui, né catholique, a voulu devenir prêtre, a été ordonné sous-diacre puis a quitté le séminaire au moment du concile Vatican I. Il a été ensuite un des premiers prêtres de l’Eglise vieille-catholique avant de devenir pasteur protestant. Frère Roger a accompli, en quelque sorte, le chemin inverse : par esprit de réconciliation et, peut-être, de réparation.
On s’étonne de l’attirance de Roger Schutz pour le mode de vie monastique, qui sans être totalement absent du monde protestant, est quand même très minoritaire. D’où vient ce goût pour la vie en communauté ?
La famille Schutz, qui comptait neuf enfants, était déjà une petite communauté. Frère Roger a dit lui-même que la découverte de l’histoire de Port-Royal (la communauté des religieuses mais aussi la communauté laïque des Solitaires), dès l’enfance, l’a beaucoup marqué. Puis, dans les années 30, en Suisse et en Allemagne, en France, des communautés protestantes ont commencé à voir le jour. Le jeune Roger Schutz a visité certaines d’entre elles qui l’ont influencé. Enfin, il a étudié personnellement l’histoire du premier monachisme, sa thèse de licence en théologie en témoigne.
Finalement, si Taizé est aujourd’hui mondialement connu, on sait peu de choses de sa fondation. Comment est née la Communauté de Cluny ?
Le jeune Roger Schutz a eu le projet, d’abord, d’une communauté intellectuelle. L’idéal communautaire était dans l’air du temps à la fin des années 30. Puis le projet évoluera vers une communauté plus restreinte et plus spirituelle qui, finalement, deviendra le premier « monastère protestant » en France.
Avec le Frère Roger, quels furent les fondateurs de cette nouvelle communauté ? Et qu’apportent-ils de spécifique ?
Max Thurian peut-être considéré comme le co-fondateur de Taizé. Il est étudiant en théologie pour devenir pasteur lorsqu’il rencontre le jeune Roger Schutz. Celui-ci a déjà mis sur pied un embryon de « communauté » intellectuelle. Max Thurian va lui faire découvrir le mouvement liturgique protestant « Eglise et Liturgie », qui sera si important dans l’orientation de Taizé. Thurian est aussi un intellectuel, un théologien, qui va compléter Roger Schutz plus méditatif, poète dans l’âme, moins conscient des questions et des enjeux de doctrine.
Frère Roger a-t-il exprimé une opinion particulière sur l’événement que fut le Concile Vatican II et notamment sur la réforme liturgique qui a suivi ?
Frère Roger et Frère Max ont été invités au concile Vatican II par Jean XXIII, comme « observateurs ». Ils assisteront aux quatre sessions (1962-1965). Max Thurian a collaboré à la rédaction de certains textes conciliaires. Leur présence quotidienne au concile a été une étape déterminante de leur vie comme de l’histoire de Taizé. Mais l’influence a été à double sens. La découverte du vrai visage de Rome, la rencontre quotidienne avec des cardinaux, des évêques, des théologiens de tous pays ont modifié leur compréhension du catholicisme. Et ces années passées à Rome ont, bien sûr, favorisé leur évolution vers le catholicisme.
En même temps, leur présence à Rome et leur habileté dans le « faire-savoir », ont fait connaître Taizé à tous les évêques. Dans l’esprit œcuménique qui se développait à cette époque, Frère Roger et Frère Max sont apparus comme des interlocuteurs privilégiés, voire comme des modèles.
Quant à l’évolution de la liturgie, il ne faudrait pas majorer l’influence de Taizé. Certes Max Thurian a fait partie des observateurs protestants qui ont participé aux travaux du Consilium chargé de préparer la nouvelle messe après le concile Vatican II. Mais ces observateurs protestants ne furent que six et il serait absurde de considérer qu’ils ont plus d’importance que la centaine de membres catholiques du même Consilium.
Quand la nouvelle messe a été promulguée, Max Thurian s’en est réjoui estimant que des « communautés non catholiques » pourraient la célébrer. Mais dans un autre article, moins connu, il reconnaît aussi que « la doctrine du sacrifice et celle de la présence réelle y sont encore affirmées » et que donc beaucoup de protestants ne pourront l’adopter.
La communauté de Taizé a-t-elle traversé des crises, des départs et dans quelle mesure la responsabilité de son fondateur a été alors engagée ? Qu’est-ce qui caractérise selon vous la personnalité de Frère Roger ?
Toute communauté connaît des départs, plus ou moins douloureux. Soit il s’agit de raisons personnelles, soit il s’agit de questions de fond. Taizé est toujours resté très discrète sur son histoire interne. Depuis longtemps, on ne sait pas exactement combien la communauté compte de frères.
Pour la préparation de mon livre, j’ai pu lire certains écrits d’un des premiers frères, aujourd’hui décédé, et ceux d’un ancien frère, qui a passé vingt-deux ans da la communauté. La figure de Frère Roger qui se dégage est assez différente de l’image publique qu’il donnait, mais cela est vrai , sans doute, de tous les fondateurs de communauté. Un mélange de douceur – un côté « maternel » – et d’autoritarisme, un souci de la préséance qui peuvent susciter des conflits voire des rancœurs.
Quelle vision précise de l’œcuménisme avait Frère Roger ?
Cette vision a évolué avec le temps. Très tôt, il y a l’idée d’une « Eglise indivise » (qui lui vient du mouvement « Eglise et Liturgie »), une Eglise dont l’Eglise catholique ne serait qu’une des branches. Après le concile Vatican II, dès la fin des années 60, Frère Roger va multiplier les déclarations sur « l’indispensable ministère d’unité de Pierre », un rôle fédérateur accompli par le Pape et que devraient reconnaître toutes les Eglises non catholiques. Les conséquences théologiques de la reconnaissance d’un tel ministère n’ont jamais été explicitées par Frère Roger, ni les conséquences pratiques. Mais on voit bien que, à titre personnel, le fondateur de Taizé en est arrivé à cette reconnaissance du ministère de Pierre parce qu’il a vu l’impasse des dialogues œcuméniques de son époque.
Si on connaît l’admiration qu’éprouvait Jean-Paul II pour frère Roger, on ignore davantage en milieu catholique les liens précis entre Taizé et le monde protestant officiel. Quels étaient-ils du temps de frère Roger ?
Frère Roger a plusieurs fois répété que les plus grandes difficultés lui sont toujours venues de l’Eglise réformée, son église d’origine. Chez les réformés, français ou étrangers, il y a toujours eu de l’admiration pour la communauté que frère Roger avait réussi à bâtir et l’aura qu’elle avait et de la méfiance à l’égard de ses orientations théologiques. Ils craignaient que Taizé se catholicise de plus en plus et les crises publiques ou privées n’ont pas manqué.
De son côté, Frère Roger avait la hantise de ne rompre avec personne. Après les crises ou les prises de distance avec certaines instances protestantes, il a toujours réussi à se réconcilier ou, du moins, à normaliser les relations.
Le mot d’ « ambiguïté » a été fréquemment employé, et aujourd’hui encore, à propos de Taizé. Le mot est utilisé par des protestants comme par des catholiques.
Au final, on vous connaît comme un auteur catholique plutôt traditionnel. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à ce sujet ?
J’ai rencontré l’histoire de Taizé lorsque je préparais une biographie de Paul VI, en 1993 (Paul VI a été très lié, bien avant d’être pape, avec les fondateurs de Taizé). A cette époque, j’ai visité Taizé et je suis rentré en relations épistolaires avec Max Thurian. Puis, en 2005, lors des obsèques de Jean-Paul II, la communion catholique donnée à Frère Roger par celui qui était à l’époque le cardinal Ratzinger m’a surpris, comme la plupart des cardinaux et évêques présents. D’où le début d’une enquête, d’ordre historique, sur Taizé et son fondateur. Les premiers résultats, que j’ai publiés en 2006 dans Aletheia, et que Le Monde a repris, avec un titre sensationnaliste, ont suscité une controverse qui a largement dépassé les frontières de la France. Des centaines de journaux ont découvert la « conversion » de Frère Roger. Le mot a été vivement rejeté par le Prieur actuel de Taizé. On peut employer un autre mot pour décrire son cheminement, mais il reste que le qualificatif catholique ne peut lui être dénié.
Publié dans l’Homme nouveau, n° 1432, 8 novembre 2008.
Yves Chiron, Frère Roger, Perrin, 414 pages, 21,50 euros.