Les dictionnaires de noms propres, s’ils s’intéressaient à Padre Pio, pourraient faire tenir sa vie en quelques lignes : « Padre Pio (Francesco Forgione) 1887-1968, religieux capucin italien, stigmatisé pendant cinquante ans, fondateur de la Casa Sollievo della Sofferenza, un des plus modernes hôpitaux du sud de l’Italie. Canonisé par Jean-Paul II en 2002 ».
Ce serait déjà beaucoup si, entre Paderewski et Paracelse, on trouvait ces quelques informations factuelles sur Padre Pio. Bien sûr, cela ne suffirait pas à faire comprendre l’importance de Padre Pio pour l’Eglise et, au-delà de l’Eglise, pour notre monde contemporain. Quand il s’est éteint il y a quarante ans, le 23 septembre 1968, beaucoup avaient le sentiment que venait de mourir une des figures les plus extraordinaires de l’Eglise au XXe siècle. Paul VI dira plus tard à ses confrères capucins : « Voyez quelle renommée il a eue ! Quelle foule mondiale n’a-t-il pas rassemblée autour de lui ! Mais pourquoi ? Etait-il philosophe, savant ? Disposait-il de moyens énormes ? Non. Il disait humblement la messe, confessait du matin au soir et était — c’est difficile à dire — le représentant de Notre-Seigneur, marqué des plaies de notre Rédemption. Un homme de prière et de souffrance. C’est la raison pour laquelle nous lui portons une si reconnaissante affection. »
Il a souffert par l’Eglise
Cette « reconnaissante affection », l’Eglise, en certains de ses plus éminentes autorités, ne l’a pas toujours manifestée à l’égard du Padre Pio. À certaines époques, elle l’a même condamné et humilié. On peut dire que Padre Pio a souffert par l’Eglise.
Lorsque Padre Pio reçoit les stigmates du Christ, le 20 septembre 1918, les autorités du couvent furent prudentes. Ce qui est normal. Elles firent procéder à de nombreux examens médicaux. Mais Rome, à partir du pontificat de Pie XI, se fit accueillante aux adversaires de Padre Pio. Il y en eut deux principaux : le P . Gemelli, jésuite, ancien médecin, recteur de l’université catholique de Milan, ami du pape, qui sans avoir examiné le Padre Pio et après l’avoir croisé deux minutes dans les couloirs du couvent, avait rédigé un rapport concluant à l’ « hystérisme ». Il y eut aussi, Mgr Gagliardi, archevêque de Manfredonia, diocèse où se trouve le couvent de San Giovanni Rotondo, qui, lui, colporta rumeurs et calomnies. Le Saint-Siège multiplia les interventions de plus en plus rigoureuses : une délibération » du Saint-Office en 1922, une « déclaration » en 1923, un « avertissement » en 1924. L’avertissement était un décret solennel de condamnation : après enquête, était-il dit, « la surnaturalité des faits n’a pas été constatée ».
Les thèses à vernis scientifique d’un jésuite scientifique et les mauvaises intentions d’un évêque qui fut tout sauf un évêque exemplaire – il sera sanctionné plus tard – avaient suffi à convaincre le Saint-Office et le Pape. En 1931, un nouveau décret du Saint-Office retirera à Padre Pio « toutes les facultés du ministère sacerdotal, exceptées celles de célébrer la sainte messe […] en privé ».
En ces années, où Padre Pio souffrait par l’Eglise, sa vie fut « un miracle d’obéissance », selon l’expression du poète Pierre Pascal qui fut un de ses fils spirituels. Obéissance à sa vocation religieuse et à ses vœux de religion, obéissance aux ordres injustes venus de Rome et de ses supérieurs. Il obéissait, souffrait en silence et priait.
À partir de 1933, les mesures prises à l’encontre du Padre Pio furent progressivement levées après qu’une visite apostolique ordonnée par Pie XI eût rendu des conclusions favorables. Sous le pontificat de Pie XII, il n’y eut plus de restrictions au ministère de Padre Pio (messe en public, confession, direction spirituelle).
Sous le pontificat de Jean XXIII, la cupidité de certains qui convoitaient les offrandes innombrables qui affluaient à San Giovanni Rotondo et l’animosité d’un évêque, Mgr Bortignon, hostile au « charismatisme » de Padre Pio, se conjuguèrent pour aboutir à une nouvelle persécution. C’est Paul VI qui, au début de son pontificat, ordonnera que le Padre Pio puisse à nouveau exercer « son ministère sacerdotal en pleine liberté. » Il ne lui restait que cinq années à vivre.
Ce qu’un Pape fait, seul un autre pape peut le défaire. Le dicton s’est vérifié à propos d’autres interdictions (celle de la messe traditionnelle, par exemple). Dans le cas de Padre Pio, on voit bien que s’il a souffert par l’Eglise, par les décisions injustes de certains autorités ecclésiastiques, il a souffert pour l’Eglise et pour le monde. Par les souffrances des stigmates portés pendant exactement cinquante années, il a revécu, par participation, les souffrances du Christ. Cette participation à la Passion du Christ en plein XXe siècle a rappelé, et de quelle manière sensible et impressionnante, la réalité du monde surnaturel et la nécessité de la Rédemption.
Ce rappel était à l’intention d’un monde de plus en plus éloigné de Dieu mais aussi à l’intention d’une Eglise qui, en certains de ses membres enseignants, doutait de plus en plus de sa foi.
Yves CHIRON